Témoignage de Gaëlle Guiny sur le deuil périnatal et le shiatsu
Auteur : Publié le 16/05/2021 à 06h40 -La mort que nos sociétés occidentales ont su si bien mettre à distance s’est réinvitée dans nos vies depuis mars 2020. Et avec elle, le deuil, les peurs, la conscience de notre propre finitude. Un an plus tôt, alors même que je démarrais mon activité de praticienne de Shiatsu dans un Centre de Santé Intégrative à Nogent-sur-Marne, j’avais décidé de me former à l’accompagnement du deuil. Quelle drôle d’idée m’avaient répondu quelques proches décontenancés par cette orientation ! J’ai écouté mon intuition qui trouvait racine dans mes propres deuils traversés.
Au fil des formations, j’ai constaté que l’accompagnement du deuil de manière générale était plus orienté sur l’extériorisation verbale du vécu personnel que sur l’écoute des signaux du corps. Il y a du soutien psychologique, des groupes de parole mais rien sur le corps alors même qu’il est une porte essentielle d’accès à la douleur psychique et aux états émotionnels, eux-mêmes indissociables de la compréhension des besoins et de la prise de décision.
Parmi les deuils, il en est un complexe qui selon les cliniciens « rassemble à lui seul à peu près toutes les composantes traumatiques habituellement rencontrées dans différents autres deuils (1) ». Ce deuil est le deuil périnatal et j’ai décidé, en particulier, d’accompagner des parents endeuillés par la perte d’un tout-petit.
L’OMS définit la mort périnatale par le décès d’un enfant à naître en cours de grossesse à partir de la 22ème semaine d’aménorrhée (Mort Foetale In Utero, fausse couche tardive, Interruption Médicale de Grossesse) ; pendant ou après l’accouchement ; ou durant les 7 premiers jours de vie du bébé. La mortalité périnatale regroupe donc la mortinatalité (décès foetaux et enfants nés sans vie) et la mortalité néonatale précoce (enfants décédés dans les 7 premiers jours de vie).
Chaque année en France, environ 7.000 familles sont concernées par la mort d’un bébé avant ou à sa naissance et 2.000 par un décès néonatal.
La perte d’un bébé est un traumatisme d’une telle ampleur qu’il transforme irrémédiablement la vie des parents qui y sont confrontés. Rien ne prépare à ce chaos où la mort télescope de plein fouet la vie en devenir. Leur corps, et en particulier celui des mamans, manifestent les signes d’un stress intense et d’une grande souffrance.
Mais ma conviction, ces formations et les bienfaits reconnus du Shiatsu n’étaient pas suffisants pour être reçue et écoutée par des représentants du corps médical. Il me fallait un bagage plus académique. Je me suis alors inscrite au Diplôme Universitaire « Deuil et travail de deuil » de l’Espace Ethique de la Faculté de Médecine de Paris-Saclay, un enseignement exigeant de très haute qualité piloté par Emmanuel Hirsch. Le sujet de mon mémoire de fin d’études était une évidence « deuil périnatal : accompagnement des émotions des parents endeuillés par le toucher Shiatsu. »
Je reçois encore peu de papas endeuillés. La rencontre avec ces mamans, ayant perdu un bébé dans les mois qui ont précédé, confronte à l’impensable et à mes propres ressources pour accueillir l’autre dans le vécu de son insondable blessure. Il s’agit de s’ouvrir à une autre que soi effondrée et qui expérimente, vacillante, une crise existentielle des plus violentes. C’est une atteinte de leur être, de leur statut sociétal, de leur féminin avec la perte du sentiment de sécurité -auquel est lié celui de l’intégrité-, de la confiance en soi, de l’estime de soi, du sens de la vie. Il y a un véritable vécu de déstructuration qui impacte l’ensemble de la physiologie. Le tabou qui entoure ce deuil ajoute à la complexité de cette épreuve.
La liste des répercussions psychosomatiques est longue : épuisement physique et psychique, tensions musculaires, douleurs dorsales, cervicalgies, bruxisme, ruptures de corps, altération sommeil/digestion/respiration, anhédonie, syndrome dépressif, diminution de l’immunité, difficultés de concentration, sensation de ventre vide, troubles alimentaires, idées noires parfois suicidaires, palpitations, oppression thoracique, troubles de stress post-traumatique, perturbations dermatologiques, nausées, maux de tête, repli sur soi, sensation de chaud ou de froid….
Il s’agit alors d’accompagner, par le toucher, un corps qui a porté la vie, parfois la mort ; un corps transformé, morcelé, épuisé, crispé ; qui a été manipulé lors de multiples examens ; un corps mémoire d’émotions figées potentiellement pathogènes.
Ce qui me touche fondamentalement c’est que chaque séance est un échange au cœur même de notre humanité, loin des masques sociaux. Je me vois plutôt comme un tuteur de résilience favorisant une reconnexion au vivant en soi pour aider ces parents à se réinventer dans l’adversité. Mais le réinvestissement du corps -cet espace intime qui a pu être meurtri chez les mamans- ne doit aucunement être forcé. Le respect de la temporalité de chacun.e et des protections mises en place est primordial.
Les séances sont un sas de décompression, une pause où elles s’autorisent à prendre soin d’elles au cœur de leurs turbulences, l’occasion de laisser ce mental -qui souvent tourne en boucle- à distance. Toutes redoutent les fluctuations du processus de deuil et la douleur ravivée par les dates anniversaires, par des événements, paroles, actes maladroits voire blessants de l’entourage, des collègues. Et ils sont nombreux ! La vie de leur bébé a été si courte (les parents ont parfois été les seuls à le rencontrer) que son existence et son décès peuvent être rapidement oubliés par les proches. Ce qui crée un décalage important entre le temps du deuil des parents et le rythme de la vie des autres. Qui plus est, le tabou entourant ce deuil est tel qu’il conduit à moult remarques, conseils et attitudes déplacés « tu dois tourner la page », « tu en auras d’autres », « c’est mieux comme ça », « il faut que tu te bouges », « ça arrive aussi aux autres », « passe à autre chose ».
Les séances que je propose démarrent toujours par un temps de parole plus ou moins long. Les mamans osent partager leurs doutes, leurs peurs, leur culpabilité importante « je n’ai pas su/pu protéger mon bébé », leur honte parfois, leur déception face à l’incompréhension des autres, leur colère, leur possible ambivalence « j’en veux à mon bébé de m’avoir abandonnée », leur impuissance… mais aussi leur Amour pour ce tout-petit qui n’est plus et qui se dit au travers de leurs émotions, de leurs sentiments, de leurs réactions.
Bien entendu, ce moment ne se substitue pas au suivi psychologique dont elles bénéficient le plus souvent. Il s’y dit d’autres choses.
Puis le shiatsu commence. Les patientes se sentent en sécurité après avoir été écoutées. Accompagnées en douceur et avec bienveillance, elles (re)découvrent, petit à petit, le « lâcher prise », la « détente », « l’apaisement » au milieu de la tourmente. Né du corps, cet abandon ouvre à l’espace intérieur -plus ou moins accessible en fonction des histoires de chacune et de là où elles en sont dans leur processus de deuil- et à des changements consolidant leur être fragilisé. Le figement des émotions peut également se dissoudre progressivement. Ces mamans regagnent, à leur rythme et pas à pas, confiance en elles.
Au fil des séances, elles se rendent compte des petites avancées, des changements parfois occultés par tout le reste « J’avais complètement oublié mais je n’ai plus de palpitations !», « au fait, je n’ai plus fait de crise d’anxiété », « je me sens moins à vif pour faire face au quotidien», « je récupère mieux quand quelque chose me perturbe », « je ne me réveille plus la nuit » « mon herpès est parti aussi vite qu’il est apparu alors qu’avant il durait au moins 7-10 jours », « je suis moins submergée par les émotions , « c’est moins difficile de faire face à la réalité », « j’ai l’impression que mon corps et mon esprit essaient de se reconnecter »...
Sentir des changements, des améliorations dans leurs sensations corporelles sont une étape essentielle « ça me reconnecte à l’espoir », « il y a un changement positif possible », « j’ai l’impression de sortir la tête de l’eau ». Cela leur signifie que la vie continue car elles sont la vie. En favorisant un mieux-être physique et un apaisement psychique, le Shiatsu est propice au surgissement d’émotions ou de sentiments « positifs » qui sont loin d’être anecdotiques.
En 2017, la revue québécoise de psychologie a fait état d’études qui démontrent les effets significatifs de ces émotions dites « positives » dans la vie quotidienne parmi lesquels une amélioration de la santé mentale grâce à de meilleures stratégies d’affrontement du stress mais aussi de la santé physique.
Si je travaille au soulagement de différents symptômes par le Shiatsu, je ne sais jamais jusqu’où l’être va être touché, à quelles ressources intérieures il va accéder pour se reconstruire. La conscience du corps nous met en contact avec notre monde intérieur pour être attentif à ce qui se passe en soi, pour être en soi. Pour accéder à la vie, celle qui se vit et pas seulement celle qui se pense.
Il est arrivé à plusieurs reprises que les mamans rêvent de leur bébé après une séance. Ça peut être une étape déterminante pour pouvoir avancer plus sereinement sur leur chemin de deuil « j’ai rêvé de mon fils, en petit garçon. Heureux et en bonne santé. J’en suis très contente, je rêve rarement de lui et là j’ai pu l’avoir dans les bras et jouer avec lui, c’était super ». Cela nous montre qu’un travail inconscient s’opère hors de notre portée.
En tant que praticienne, j’expérimente le toucher dans sa double attitude expérientielle. A la fois « je touche » et « je suis touchée». Non pas comme une émotion mais comme attitude de prendre soin. C’est donner de la valeur à la rencontre « avec l’humain de soi, l’humain de l’autre » dans une implication totale.
En tant que geste éthique, le toucher Shiatsu est une pratique compassionnelle « Je ne puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même » (2) sous-tendue par des valeurs humanistes : respect, intégrité, responsabilité, solidarité. Le shiatsu pose le concept du « prendre soin » comme une valeur qui implique présence attentive, parole de reconnaissance et une forme d’engagement vers quelque chose d’autre que soi.
Je me souviendrai toujours de la première maman que j’ai accompagnée. J’ai découvert une jeune femme prostrée dans la salle d’attente, totalement éteinte, avec un filet de voix quasi inaudible. C’est une amie qui lui offrait une séance. Après avoir subi une Interruption Médicale de Grossesse à 4 mois et demi, elle avait enterré son bébé la veille. Déjà maman d’une petite fille, elle ne parvenait plus à s’en occuper ni à faire face au quotidien familial. Nous avons passé 2 heures ensemble dont 1 heure où elle a pu déposer tout ce qu’elle n’avait jamais pu dire sur sa grossesse, cette IMG, ce décès contre-nature. A ma grande surprise, à la fin du Shiatsu, elle m’a embrassé les mains (comme on le fait dans son pays d’origine pour marquer sa reconnaissance à une grand-mère, une tante…). La séance suivante, elle était méconnaissable. Droite, avec une voix claire. Elle m’a fait part des remerciements de toute la famille. Elle s’était reconnectée à son étincelle de vie, pu de nouveau être disponible pour sa fille aînée, reprendre ses obligations familiales. Elle avait bien conscience que son deuil ne faisait que commencer et que la souffrance, la tristesse, le manque n’allaient pas disparaître du jour au lendemain mais elle avait repris pied. Elle a, depuis, fait une formation pour trouver un travail… la vie suit son cours.
Je vois ma place comme celle d’une main tendue, d’une juste distance, d’un toucher actif qui ramène à notre humanité sans idéalisation, ni interprétation. A l’écoute du besoin réel des patientes d’être entendues, reconnues, soutenues tout en les laissant actrices de leur possible transformation durant leur chemin de deuil.
Concernant cet engagement particulier auprès des endeuillé.e.s, je rejoins Michel Hanus (3) quand il questionne sur l’éthique de l’accompagnement du deuil « Peut-on aider efficacement, éthiquement, quelqu’un que l’on ne comprend pas réellement. Si la première base éthique est le respect de l’autre dans sa souffrance, la seconde est la compréhension ce qui signifie une connaissance suffisante, sur le plan intellectuel, cognitif et sur le plan affectif, celui du coeur, des états du deuil. »
De mon point de vue, considérer le corps vivant des endeuillé.e.s comme une clef essentielle de leur processus de deuil relève d’une éthique du respect et de la reconnaissance de leur éprouvé.
Gaëlle Guiny
Formée à l’Ecole de Shiatsu Thérapeutique
https://www.gaelle-guiny.com
Téléphone: 06.89.05.31.24
(1) Haussaire-Niquet Chantal, Accompagner le deuil périnatal : du fil-de-soi perdu au fil-du-soi tissé, Ecole Française de Psychosynthèse, 2003, p.12
(2) Paul Ricoeur
(3) Psychiatre, Psychanalyste, Docteur en Psychologie, Président de la Société de Thanatologie, de la Fédération Européenne Vivre son deuil et du Comité National d'Éthique du Funéraire.
© Gwladys Louiset
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