De la Chine au Japon, Danielle Chevillon pionnière du Zen Shiatsu en France
Auteur : Publié le 11/09/2020 à 07h51 -Je suis ravi de pouvoir partager avec les internautes et les lecteurs mon entretien avec l'une des premières femmes shiatsushi certifiée en France, Danielle Chevillon. Retrouvez dans cet interview, le parcours de l'une des rares femmes occidentales à avoir suivi l'enseignement direct de Maître Masunaga Shizuto dans le célèbre Centre Iokai de Tokyo au Japon. Diplômée en langue chinoise et imprégnée pleinement par la culture japonaise, Danielle Chevillon a formé pendant plus de 40 ans un nombre considérable d'étudiants qui pour certains sont aujourd'hui devenus des enseignants reconnus sur la scène nationale.
Entretien avec Danielle Chevillon
Antoine Di Novi : Bonjour Danielle, merci d’accorder un entretien à Shiatsu-France.com
Danielle Chevillon : Bonjour Antoine,
ADN : Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à faire votre premier voyage au Japon, je crois en 1973 ? Puis de nous dire dans un second temps, comment vous en êtes arrivée à faire du shiatsu ?
DC : Oui, je vais reprendre l’histoire au début : j’ai fait des études de Langues Orientales, chinois et japonais. Dans l’impossibilité d’aller en Chine à l’époque, je me suis dit que je pourrais aller au Japon. Un jour, à Paris, j’ai reçu une séance de shiatsu d’une jeune femme Japonaise rencontrée à l’alliance française qui m’a donné ce shiatsu spontanément, comme le font souvent les Japonais car ils apprennent cela en famille. Et cela a été une révélation immédiate ! Ce toucher, sur moi. Je me suis dit « C’est formidable ! ». Je ne sais pas ce qu’elle m’a fait mais j’ai ressenti immédiatement un bien-être qui dépassait le simple plaisir ? L’idée s’est précisée au fil de mes études… j’irai au Japon pour me former au shiatsu.
DC : Et le départ au Japon est venu très vite. J’ai fait le voyage par la route à bord d’un combi Volkswagen avec mon compagnon, un long périple de 6 mois. Une fois au Japon, malgré 3 ans d’études, je ne parlais pas le japonais couramment. Je suis donc allée à l’école suivre des cours de conversation pendant une année .Ensuite, comme les Japonais ne parlaient aucune langue étrangère, cela a été très facile de me mettre dans le bain. Et puis, le shiatsu… Quand j’en parlais autour de moi, il n’y avait aucun écho. Les gens ne comprenaient même pas ce que je leur disais. Je leur répétais « shiatsu, shiatsu » en leur montrant avec le pouce et là ils me disaient « shiatsu ! » alors bon, ils répétaient la même chose. Ils me regardaient et ils se disaient : De quoi parle-t-elle ? Pour eux, c’était quelque chose, hum… ce n’était plus d’actualité, c’était quelque chose qui, dans leur esprit appartenait aux personnes âgées, plus ou moins au moyen âge ! Ce n’était pas à la mode, ce n’était pas tendance… [rires] Ils ne pouvaient pas comprendre qu’une jeune femme, en plus, étrangère s’intéresse au Shiatsu !!! Evidemment j’ai pu comprendre plus tard leur étonnement vu que cette activité était plus précisément le domaine des hommes et à une certaine époque pratiquée de façon prioritaire par les non-voyants.
ADN : [rires]
DC : Et le temps a passé. En attendant, je me suis investie dans la pratique du yoga et je suis rentrée en France après une année et demie, en me disant que j’avais sans doute fait le tour du Japon ! Mais une fois arrivée en France je me suis demandée ce que je faisais là. Et je suis alors repartie au Japon après 3 mois.C’est à ce moment que j’ai fréquenté d’autres lieux, notamment en allant dans un temple où je faisais de la méditation le matin. J’y ai rencontré des personnes qui connaissaient déjà Masunaga Sensei. En parallèle, j’avais commencé le shiatsu dans une petite école où l’enseignement était celui de Namikoshi.
ADN : Très intéressant !
DC : Pendant 6 mois, j’ai continué à suivre cet enseignement du shiatsu, mais cela ne me correspondait pas du tout. Heu, c’était très mathématique, très géométrique : à 1 cm de là, il y a tel point, etc. Bref, je n’étais pas convaincue et c’est dans ce temple que j’ai discuté avec des anglo-saxons qui connaissaient le livre « Zen Shiatsu » traduit en anglais et qui m’ont alors parlé de Masunaga Sensei. Et à partir de là, j’ai suivi ses cours pendant 2 ans. Je suis restée en tout 7 ans au Japon. J’ai continué la pratique du yoga, je me suis mariée à un Japonais, ma fille est née... Je me suis donc immergée dans la vie et la culture japonaises. J’ai compris ce mode de vie japonais en parcourant plusieurs étapes. D’abord, en étant complétement étrangère. Puis, par la façon de communiquer avec les Japonais de façon moins intellectuelle que chez nous, plus intuitive, plus sensible…cela a pris du temps. Enfin, mariée à un Japonais, cela a été compliqué car les codes sont très précis ; certains me correspondaient peu. Ma formation avec Masunaga Sensei a confirmé ce que je recherchais. J’ai immédiatement senti que c’était un travail ni théorique, car il ne l’enseignait pas vraiment, ni mécanique. Plutôt un investissement corporel et spirituel, on pourrait dire. Mais il ne disait pas cela non plus. C’était très lié à la respiration, à la posture, trouver dans le geste et le rythme une harmonie qui nous ouvrait sans que l’on s’en rende compte à la relation au receveur. Il ne donnait pas beaucoup d’indications, mais par sa présence, grâce à ce qu’il « dégageait » on entrait directement dans cette vision-là, je suppose. Nous étions une dizaine de participants étrangers à ces cours et j’allais également aux cours destinés aux praticiens Japonais certifiés Namikoshi. Comme j’ai pu participer à ces deux cours presque tous les jours, c’était vraiment passionnant.
ADN : Exceptionnel ! Et ce groupe n’était composé que d’étrangers ?
DC : Oui. Il y avait un groupe qui était destiné aux étrangers car Masunaga Sensei parlait très peu anglais. Comme il transmettait peu par la parole mais plutôt par mimétisme. Il faisait une démonstration, observait, il était très présent, corrigeait un peu. On entrait dans un rythme basé sur la répétition : on fait, on refait, on change de partenaire, on refait la même chose, c‘était la façon de procéder.
ADN : D’accord.
DC : Et avec les Japonais il expliquait un peu plus de choses car ils étaient déjà des praticiens certifiés. Mais les Japonais ne posent pas de questions. On est toujours d’accord avec le Maître. Alors que les étrangers posaient beaucoup de questions et cela faisait rire Masunaga Sensei. Il écrivait en gros sur son tableau « Not do » et ne répondait pas forcément aux questions posées…nous apprenions…chemin faisant… !
ADN : « not do » ?!
DC : [rires] C’était cela l’enseignement « not do ». Cela nous faisait rire aussi, on faisait comme on pouvait avec surtout l’aide du livre « Zen Shiatsu » traduit en anglais. J’ai obtenu mon certificat avant de rentrer en France. Avant mon retour, Masunaga Sensei est venu en France, en 1979 je crois. Il a animé un important séminaire dans un château à Chantilly, où il y avait 80 participants. J’étais présente et j’ai été surprise de constater que cela intéressait autant de monde en France !
ADN : Wouah… Et quel était l’organisateur ?
DC : Alors je ne me souviens plus de son nom mais l’intermédiaire c’était Yuichi Kawada qui enseignait et pratiquait le shiatsu à Paris à l’époque.
ADN : Yuichi Kawada ? Ah oui, il est connu en Belgique.
DC : Oui, il s’est installé par la suite en Belgique, nous sommes resté en contact les premières années.
En participant à ce séminaire en tant assistante, j’ai alors pris conscience de la notoriété de Shizuto Masunaga, que c’était un Maître d’un haut niveau ! J’ai tout découvert à ce moment-là en fait !
ADN : Incroyable…
DC : Oui, et je suis retournée au Japon finir ma formation. Il est malheureusement décédé peu de temps après, durant l’année 1981.
ADN : Oui… Ce fut malheureusement rapide je crois…
DC : Oui, et j’ai eu la chance de profiter de son enseignement les deux dernières années de sa vie.
ADN : Bon. Est-ce qu’il vous parlait de certaines directives dans ses formations même s’il parlait peu, comme les concepts de la médecine chinoise, des méridiens, du zen, du bouddhisme, etc ?
DC : Non. Il ne parlait pas du bouddhisme, il ne parlait pas du zen, il ne parlait pas de médecine chinoise. Les méridiens ? Oui. C’était son sujet principal. Il citait les méridiens que l’on travaillait. Il a fallu se prendre en main pour la théorie. A mon retour à Paris, j’ai eu la chance de rencontrer une acupunctrice Chinoise qui enseignait aussi le Taichi, avec qui j’ai pris des cours individuels pendant 2 ans. J’ai pu assimiler des notions très intéressantes de la médecine chinoise avec notamment la lecture des points en chinois. Ça m’a permis de bien compléter ma formation et de personnaliser mon enseignement par la suite.
ADN : C’est fort captivant d’avoir la lecture des points originels en chinois.
DC : Oui, cela permet de donner du sens et c’est surtout très imagé.
ADN : Très imagé effectivement ! Peut-on avoir votre point de vue à propos de ce sujet ? Votre vision sur les grands écrits chinois romancés, imagés, ces points d’acupuncture et leur fonctionnement par exemple ?
DC : Sur le fonctionnement, je ne sais pas car la démarche de Masunaga Sensei est plus orientée sur les méridiens avec des points-clés intéressants à connaître. Et même si j’ai appris tous les points avec une multitude de cahiers annotés, je n’ai jamais enseigné tous les points. Parce que c’est énorme ! Mais à travers le sens qu’ils représentaient, j’ai enseigné leur image, leur couleur, leur lien avec la Nature. Voilà, c’est quelque chose de passionnant. Je l’ai enseigné à des élèves de deuxième année à mes débuts mais par la suite, je suis revenue sur les méridiens, la pratique, un travail avec la respiration, le corps car il faudrait consacrer beaucoup (trop) de temps à leur étude. C’est donc plutôt un travail personnel.
ADN : Ok. Je comprends.
DC : Comme je l’ai fait. Je me suis formée à droite, à gauche, pour compléter ma formation en shiatsu. Je pense que c’est à chacun de le faire.
ADN : Et par rapport au Maître Masunaga Shizuto, pourriez-vous nous dévoiler les traits de sa personnalité et tempérament qui vous ont marquée ?
DC : Alors ce qui m’a marqué : c’était un homme grand, fin, atypique par rapport aux Japonais de l’époque plutôt plus petits, trapus, « terriens ». C’était quelqu’un qui avait quelque chose d’aérien, il aimait parler avec des gestes, un peu théâtral. Il a créé les exercices des méridiens. Je pense que la dimension corporelle l’intéressait. Il savait bouger, parler avec son corps. Il était très présent, discret. C’était une personne de par cette dimension, assez impressionnante. En tout cas personnellement il m’impressionnait. Il ne cherchait pas à communiquer plus que cela avec nous, il sentait que nous étions à plusieurs planètes de son univers [rires] mais il prenait plaisir à nous enseigner, je pense. Et cela le stimulait aussi, il savait qu’il devait aller aux USA et au Canada animer des séminaires. Il n’a malheureusement pas eu le temps de faire beaucoup de séjours. Il est venu en France, en Suisse. Son travail commençait à être reconnu dans les pays anglo-saxons notamment alors qu’au Japon…
ADN : Oui on a l’impression qu’il fait partie des grands Maîtres incontournables. Ce qu’il est évidemment mais il est surtout très connu en Europe, aux USA, au Canada mais c’est vrai qu’au Japon il l'est moins. Aujourd’hui, son fils Masunaga Haruhiko œuvre à la tâche pour faire reconnaître et valoriser le travail entrepris par son père. Mais c’est encore très marginal.
DC : Oui, complétement marginal. Masunaga Shizuto enseignait la psychologie à l’école Namikoshi. A partir du moment où Namikoshi Sensei a supprimé les méridiens de son travail, il est parti. Puis il a créé son école, l’institut Iokai. Quand j’y étais, les praticiens qui exerçaient étaient nombreux. Maintenant ce n’est plus le cas. Ils se sont tous éparpillés et ils ne sont pas forcément en accord avec le travail de Haruhiko ! Donc ce n’est pas évident de faire reconnaître son travail. D’autant plus que Haruhiko n’a pas étudié le même shiatsu. Il n’a pas la même personnalité, la même dimension, c’est normal.
ADN : Oui c’est normal heureusement !
DC : Alors, il continue de l’appeler Zen Shiatsu mais… ?
ADN : Pour vous que représente le Zen Shiatsu ? Il y a un « débat » à ce sujet. Masunaga Shizuto a fondé le Iokai à Tokyo mais il y a aussi d’autres associations Iokai en France, dans divers pays d’Europe… Il y a le Zen Shiatsu et des courants issus du Zen Shiatsu comme aux Etats-Unis, je pense à des élèves ou assistants Japonais de Masunaga Shizuto qui sont partis du Japon.
DC : Il n’y en a pas beaucoup…
ADN : Pas beaucoup, je pense aux plus connus Sasaki Sensei, Ohashi Sensei…
DC : Alors, Ohashi Sensei n’a pas vraiment été formé par Masunaga Sensei mais il l’a fait venir chez lui dans son école aux Etats-Unis. Il a développé son propre shiatsu qu’il appelle Ohashi shiatsu, plus orienté sur une pratique en mouvement. C’est intéressant mais différent.
ADN : Ah… Alors ce Zen Shiatsu, d’où vient ce mot Zen ?
DC : Cela vient du bouddhisme Chan en Chine, le Zen est japonisé bien sûr de par la nature japonaise très codifiée. Au départ, c’est épuré, sans fioritures.
ADN : L’origine est la branche méditative bouddhiste très bien mais pourquoi utiliser ce fameux mot ?
DC : Ah… cela vient de la traduction en anglais. C’est vrai que l’essentiel pour Masunaga Sensei était la notion de méridiens et donc de shiatsu des méridiens. Il fallait mettre en avant le travail autour des méridiens. Mais l’éditeur a favorisé le mot Zen Shiatsu pour l’aspect commercial. Et pourquoi pas, car le travail de Masunaga Sensei était très lié à la respiration. Même s’il ne le disait pas, on le sentait dans son approche très sobre. Il a lui-même accompagné sa mère tout-petit dans des temples où des moines enseignaient le shiatsu. Et qui lui ont transmis avec cette dimension-là.
ADN : Oui parce que tout le monde ne le sait pas mais la mère de Masunaga Shizuto pratiquait le shiatsu.
DC : Oui, oui. Elle a pratiqué avec les premiers maîtres de l’époque qui étaient des moines. Et la pratique du Zen est essentiellement liée à la respiration. Se concentrer sur la respiration abdominale et laisser le mental s’abstraire des pensées…Faire le vide, notion très importante dans le Taoisme. C’est l’essentiel de la pratique.
ADN : C’est vrai que l’essentiel de la pratique est la respiration mais l’écho que j’avais eu dans sa genèse portait plutôt sur le système médical et notamment la différenciation entre médecine orientale (traditionnelle) et médecine occidentale (moderne). Le mot Zen aurait été choisi par Masunaga Shizuto pour exprimer une « rupture » avec le style Namikoshi qui reposait sur une physiologie et une anatomie plutôt occidentale. Et le Zen Shiatsu rejoignant ainsi les Keiraku Shiatsu (shiatsu des méridiens) qui s’appuient entièrement sur la médecine orientale.
DC : Oui, oui c’est exact. Oui bien sûr. Masunaga Sensei a toujours mis en avant la médecine orientale, c’est ce qui ressort de tous ses écrits et qu’il respectait cette philosophie-là.
ADN : Et vous parlait-il de psychologie dans les cours de shiatsu ?
DC : Non pas plus que cela. Sans doute faute de temps, il aurait fallu 5 ans de formation peut-être [rires] pour qu’il nous parle de cela…Il attendait probablement que l’on progresse et avance dans le cursus. Les Japonais sont ainsi et diffusent leur enseignement au fur et à mesure que l’on avance dans la formation. Ce n’est pas comme en France, pas du tout.
ADN : Si vous deviez définir le Zen Shiatsu, que diriez-vous ? C’est un shiatsu qui applique des pressions sur les méridiens ? Il y aurait peut-être quelque chose à préciser sur ces méridiens car Masunaga Shizuto qui a créé une cartographie spécifique des méridiens.
DC : Oui, oui la qualité de la pression est très importante et très précise, elle va déterminer l’efficacité du traitement, en fonction de l’adaptation à un méridien « Kyo » ou « Jitsu » Il a aussi ajouté les extensions des méridiens qui traversent tout le corps et qui permettent un travail plus subtil encore.
ADN : Et il parle beaucoup dans ses livres des visualisations, les exercices visualisés par exemple. Selon moi, ils sont la « passerelle » avec l’Occident et la grande psychologie. Il cite différents psychologues et j’ai l’impression que c’est aussi une caractéristique majeure de son shiatsu.
DC : Oui bien sûr. Il parle particulièrement de la Gestalt. Mais le fait qu’il ait fait des études en psychologie a forcément influencé son shiatsu mais on n’a pas besoin de le dire pour cela. Très rapidement moi-même quand j’ai eu des personnes venant me voir et qui se mettaient à parler, à pleurer, qui étaient bouleversées par le soin, je ne savais pas quoi en faire. J’ai dû me prendre en charge en me formant à l’époque. Sinon que dire, comment accueillir les émotions ? Cela implique forcément un travail personnel, se connaître est indispensable pour s’impliquer dans la relation humaine. Et c’est bien ça que nous enseigne Masunaga sensei.
ADN : Tout à fait, je suis entièrement d’accord. Nous avons d’ailleurs rédigé plusieurs articles sur ce sujet notamment la supervision du praticien, les connaissances de base en psychologique, la formation à la psychologie dans le cursus shiatsu, etc. Certes le praticien en shiatsu n’est pas et ne doit pas être un psychologue mais acquérir des notions de base semblent indispensables. D’ailleurs, comme vous l’avez mentionné les Japonais ne parlent pas ou peu alors que les européens ont plutôt tendance à parler. Les clients ont besoin de parler, de discuter, de verbaliser, de faire « sortir » les émotions ; au Japon cela n’existe pas vraiment.
DC : Non. Au Japon dans une séance, le Maître pose des questions et une fois qu’il a fait son travail il dit reposez-vous bien et puis c’est tout ! Voilà. J’ai reçu quelques séances mais Masunaga Sensei ne m’a jamais posé de questions, tout au plus il demandait si ma fille allait bien car il savait que j’avais une fille. On ne bavarde pas ! La relation humaine se créé au niveau du cœur. Les Japonais savent faire cela avec la présence, l’attention à l’autre, la bienveillance. Chez nous, eh bien nous ne sommes pas dans la même dimension spontanément.
ADN : Très bien. Vous avez par ailleurs écrit un ouvrage « Le Zen Shiatsu et les mouvements intérieurs du corps » édité chez Trédaniel. Les écrits sont généralement traduits en anglais puis en français. Il y a beaucoup de livres qui ont été traduits du chinois ou du japonais vers l’anglais puis vers le français.
DC : Oui, mais pour les ouvrages de Masunaga Sensei à part le livre Zen Shiatsu c’est Yasutako Hanamura, vous ne l’avez sans doute pas connu, qui a traduit tous les livres en co-écriture avec une française. Nous nous sommes connus au Japon et nous suivions les mêmes cours.
ADN : Ah d’accord !
DC : Oui, le même cours destiné aux Japonais. Yasutaka est venu s’installer à Paris avant mon retour. Il avait un ami cuisinier qui travaillait à l’époque au « Bol en Bois », un restaurant macrobiotique dans le 13ème arrondissement. Et il a commencé à enseigner le shiatsu dans une salle disponible à l’étage de ce restaurant.
ADN : Excellent !
DC : C’est lui qui m’a dit « Viens animer un cours de shiatsu, j’ai trop d’élèves, il y a un cours qui t’attend !». En fait c’est grâce à Yasutaka que j’ai commencé l’enseignement du shiatsu. J’ai d’abord traduit ses cours pendant 1 an puis animé mes premiers stages en parallèle. Cela a démarré très vite.
ADN : Et donc c’est lui qui a traduit tous ces ouvrages du japonais en français sans passer par la langue anglaise.
DC : Oui, sauf le Zen Shiatsu qui a été traduit de l’anglais par un de mes élèves d’ailleurs.
ADN : Ah bon ? Une information très intéressante à partager vivement alors. Dites-moi tout sur cet élève ?
DC : Un de mes élèves de shiatsu très investi et qui au bout de 2 ans a traduit ce livre. Il s’appelle Michel Jacquard. Mais tous les autres ont été traduits par Yasutaka Hanamura. D’ailleurs ce sont des traductions plutôt littérales, de façon à conserver l’esprit de Masunaga Sensei mais ce n’est pas toujours facile à déchiffrer pour les élèves.
ADN : Effectivement, le public et je pense notamment aux étudiants et mêmes aux professionnels ne connaissent pas toujours les subtilités d’une traduction. Chacun lisant les livres qu’il peut se procurer. On oublie parfois que traduire c’est un métier. Il ne suffit pas d’être Chinois pour traduire du chinois ou Japonais pour traduire du japonais !
Les outils numériques actuels permettent de comprendre « grossièrement » des textes mais sans accéder aux sens des textes d’autant plus pour les écrits anciens et sur des sujets complexes comme ceux du shiatsu ou de la médecine orientale. Vous nous disiez tout à l’heure avoir appris les points d’acupuncture en chinois. C’est un atout considérable. Cela révèle leur sens profond, leur véritable nature, permettant j’imagine de comprendre les rouages et subtilités de leur élaboration, souvent très loin de ce qu’on nous apprenons en France à travers le « symptomatique » et les correspondances opérées entre numéro et abrégé de nom des méridiens.
DC : Oui c’est difficile, il faut lire et relire. Choisir des paragraphes, des chapitres et se concentrer, prendre des notes et les relire…pendant des années…On ne peut pas lire cela du début à la fin comme çà. Surtout le shiatsu et la médecine orientale. Il faut des années de pratique et d’imprégnation de cette culture pour comprendre au fil du temps et de l’expérience ce qui est dit et ce qui est écrit. Ce n’est pas « que » intellectuel.
ADN : Et oui bien sûr. Il y a déjà des enjeux grammaticaux, sémantiques, syntaxiques dans des traductions entre des langues proches basées sur des alphabets communs comme de l’italien au français ou de l’anglais au français par exemple. Mais quand on s’attaque à l’Asie alors là c'est autre chose !! Les aspects culturels nippons et les écritures tellement différentes représentent des difficultés dans les traductions et peuvent facilement amener des interprétations subjectives voire des incompréhensions. C’est en réalité très difficile de traduire.
DC : Oui, oui c’est très difficile. Même Masunaga Sensei, ce n’était pas son métier non plus d’écrire… Yasutaka a traduit tel que. C’est déjà bien ! Cela permet de sentir la dimension humaine de Masunaga. Dans « Shiatsu et Traitement », on finit par percevoir qui il était, avec ce côté visionnaire. Il était prêt à faire 100 km pour aller traiter quelqu’un, si la demande était là, c’était son destin, il devait y répondre. Il était dans cette dimension-là. Mais peut-être a-t-il trop donné, il ne savait pas s’économiser…Il est parti trop tôt et très brutalement.
ADN : Hum. C’est vrai que cette maladie (cancer du côlon) touche beaucoup les hommes Japonais… Pour en revenir à vous, pouvez-vous nous parler de votre association Zen Shiatsu Ayame ?
DC : J’ai créé l’association Zen Shiatsu Ayame pour l’enseignement car il fallait une structure. Lorsque j’ai démarré en 1980, le shiatsu n’était pas connu, encore moins reconnu à l’époque. Je me suis tout de suite investie dans l’enseignement et le cadre le plus adapté était la structure associative avec une dimension ouverte sur le shiatsu et la culture japonaise.
ADN : Et concernant votre enseignement, c’est le Zen Shiatsu originel ?
DC : Heu oui, je pense que j’ai été imprégnée et j’ai vraiment gardé l’état d’esprit de Masunaga Sensei, de son travail. Je suis restée « pure » dans cette démarche. J’ai toutefois ajouté le shiatsu avec les pieds et le travail avec la danse des 5 éléments.
ADN : Ah oui, cool…
DC : Oui, pas tout de suite, environ 20 ans après… Je connaissais le travail de shiatsu avec les pieds de… heu…
ADN : Vous parlez du shiatsu aux pieds nus de Yamamoto Shizuko ?
DC : Oui c’est cela ! Je savais que cette approche existait au Japon et en plus pratiquée par une Japonaise. Je me suis dit, bon pourquoi pas ! J’ai regardé la technique sans utiliser de chaise, sans support. Et j’ai commencé à travailler avec les pieds bien sûr en continuant avec les mains au niveau du ventre, du visage. Cela a été très intéressant aussi.
ADN : J’en profite pour rebondir sur le shiatsu pédestre. C’est vrai que le shiatsu aux pieds nus est connu grâce à l’histoire de cette femme Japonaise qui a vécu aux Etats-Unis. Son livre est traduit, publié et distribué en Europe apportant tout l’éclairage sur son ouvrage. Comme vous le disiez tout à l’heure, les massages ont été pratiqués par des moines et le shiatsu avec les pieds est très ancien. En fait, comme il y a plusieurs courants shiatsu, il y a plusieurs branches dans le shiatsu pédestre ! Je fais partie de ceux qui souhaitent promouvoir cet art ancestral, il est plein d’intérêt et d’avantage… Bravo à vous de participer à son essor !
DC : Oui, oui.
ADN : Bon c’est vrai que la société française ne sait pas encore ce qu’est le shiatsu alors le shiatsu avec les pieds ! [rires]. La vision reste caricaturale dans les esprits avec une masseuse s’accrochant à des barres suspendues au plafond et piétinant le dos du receveur allongé sur une table [rires]. Nous sommes bien loin de cela dans le shiatsu japonais avec les pieds. La précision, la technicité et l’élégance nippone apportant son efficience si particulière ; complémentaire à une pratique intense du shiatsu car elle préserve notamment les articulations des pouces et des genoux.
DC : Oui, oui. C’est exact. J’ai commencé le shiatsu avec les pieds en 2003 et ça m’a permis d’économiser l’articulation de mes poignets, pouces qui sont très sollicités et la position debout permet aussi de se recharger différemment par le contact au sol, la dynamique est différente, c’est très intéressant !
ADN : Et à travers votre association, vous continuez l’animation de stages ?
DC : Oui mais seulement pour des fins de formation et pour les professionnels. Je développe le travail autour des 5 éléments, propose des thèmes bien précis, c’est de la recherche, de l’exploration à l’infini et c’est ça qui me passionne toujours autant ! Mes programmes sont ouverts aux autres écoles.
ADN : Actuellement vous êtes rattachée à la Fédération Française de Shiatsu Traditionnel ?
DC : En fait j’ai été la première adhérente de la FFST [rires].
ADN : Incroyable !
DC : Oui en 1994. Claude Didier le fondateur de la FFST a participé au stage de Masunaga en France lorsqu’il est venu. Il m’a contacté à ce moment-là car moi je travaillais depuis 1980…Et il a contacté une autre praticienne-enseignante, Anne Marie Delabre, formée par Sasaki Kazunori. Nous étions les deux premières adhérentes de la FFST [rires]. Evidemment, j’étais très engagée, participante, toujours présente. Puis après il y a eu d’autres présidents, tous les problèmes qu’on a rencontré dans cette fédération et puis Cela ne « colle » plus trop avec ma philosophie, j’ai décroché depuis deux ans…Il y a un manque important sur le plan humain comme l’organisation de stages pour rapprocher les élèves, les enseignants par exemple. Je ne comprends pas l’objectif actuel ? Et beaucoup d’élèves vont maintenant au Syndicat Professionnel de Shiatsu pour obtenir une reconnaissance.
ADN : Vers le SPS ?
DC : Oui c’est moins exigeant au niveau du travail écrit, la formation se déroule sur 3 ans, c’est plus attirant sans doute !
ADN : Ah c’est une info que je n’avais pas… C’est sûr que l’organisation sur le shiatsu c’est tout un sujet !
DC : Oui c’est beaucoup de travail. Il faut être passionné, donner beaucoup de son temps, de l’énergie.
ADN : Le shiatsu essaie de s’organiser. Il y a différentes structures. Chacun portant sa vision, plus ou moins partagée. A mon sens, je trouve qu’il y a quand même des choses qui avancent.
DC : Bon, c’est tant mieux, j’espère.
ADN : Oui cela avance, je n’ai pas dit que cela avançait dans le bon sens [rires]. Non je plaisante [grands rires].
DC : [grands rires].
ADN : C’est normal, c’est humain. On trouve les mêmes problématiques dans tous les domaines, médical, paramédical ou non médical. Avec les mêmes contraintes, les mêmes enjeux, les mêmes conflits.
Et que pourriez-vous dire à une personne qui souhaiterait se lancer dans le shiatsu aujourd’hui ?
DC : Ah. Je lui dirais qu’il ne faut pas s’illusionner, qu’il faut vraiment être motivé, que ce soit vital dans sa vie, sinon ce n’est pas la peine. Si c’est juste pour se former en 3 ans et penser se professionnaliser, il vaut mieux trouver un travail plus lucratif. Voilà ce que je dirais. Ou pourquoi pas garder un temps partiel pour préserver sa passion sinon c’est trop dur. C’est désespérant de penser que l’on ne peut en vivre.
ADN : Cette notion d’en vivre, cela rejoint justement notre propos sur le « shiatsu avance ». Il a besoin de s’organiser pour pouvoir expliquer clairement le métier, la profession. Et pour pouvoir faire en sorte que ce soit un travail (tout travail mérite salaire), il faut arriver à dire réellement ce qu’est le shiatsu. C’est pour cela que j’ai créé le site, la revue Shiatsu France et aujourd'hui la Société Française du Shiatsu. Pour travailler sur la communication, la pédagogie. Et à date, en août 2020, on ne sait toujours pas ce qu’est le shiatsu. Certes on lit des articles depuis plusieurs années dans des magazines grand public et parfois sur Internet mais dans les faits, la population française ne sait pas pourquoi faire du shiatsu. Peut-être un peu plus à Paris et quelques villes en région car il y a une forte concentration de praticiens et de masseurs en général. Quand faire une séance de shiatsu ? A quoi sert une séance de shiatsu ?
DC : Oui. Il faut le différencier de toutes les techniques de bien-être qui sont proposées actuellement. Il y en a énormément.
ADN : Enormément !
DC : Un « petit » massage qui fait plaisir sur le moment mais qui n’a aucun impact. C’est très différent de l’approche du shiatsu. Après il faut mettre en avant tous les problèmes psycho somatiques à mon avis. Pour les gens stressés, angoissés, qui souffrent d’insomnie, qui ont des maux liés aux problèmes sociétaux, actuels. Le shiatsu est formidable.
ADN : Et vue la période actuelle, j’ai envie de dire « plus que jamais ». La période de confinement a été atypique et la période post-covid est très anxiogène bouleversant nos sociétés modernes, sur les plans médical et économique. Pour répondre à ces besoins, nous devons former des professionnels en shiatsu mais surtout bien les former. C’est un sujet majeur à mon sens, le niveau de formation. A date, nous avons environ 1200 personnes à ne faire que du shiatsu. Ce n’est donc pas un métier secondaire, un métier du week-end. Praticien en Shiatsu est un métier. Le SPS a fait un chiffrage récemment : sur 7 étudiants formés 1 seule personne travaille à temps plein ! D’après nos calculs, nous sommes en réalité en dessous de ce chiffre…
DC : Moi j’avais calculé 5%
ADN : 5% ? Oui c’est probable en prenant en compte l’ensemble des écoles, fédération, syndicat, académie, institut, union, etc. 1 personne qui travaille pour 20 étudiants formés.
DC : En ce qui me concerne sur 40 ans d’enseignement, j’ai formé une quarantaine de praticiens « professionnels ». J’ai aussi une autre donnée sociologique intéressante. Alors que dans les stages en zen shiatsu et sur un groupe de 10 personnes on a 3 hommes et 7 femmes, à l’arrivée les hommes se professionnalisent plus facilement que les femmes. C’est étonnant ?
ADN : Oui c’est vrai. Comme l’expliquez-vous ?
DC : Les hommes arrivent plus facilement à la professionnalisation. En fait, j’ai une théorie [rires]. Sans doute l’énergie des hommes est plus disponible pour la pratique que les femmes. Les femmes donnent plus facilement avec le ventre, avec les « tripes » comme on dit et elles doivent penser à se protéger plus, à se recharger aussi ! Ce n’est pas toujours évident, il faut en prendre conscience d’abord et se donner du temps pour soi, c’est indispensable !!! Les hommes ont une barrière musculaire abdominale qui les protège naturellement peut être ?
ADN : Très intéressant votre analyse ! Je n’avais pas pensé à cette barrière musculaire [rires].
DC : Oui je pense que cela fait écran. J’ai pris conscience de cela lorsque j’ai commencé à travailler avec les pieds où tout en gardant un enracinement avec le sol, je me déchargeais moins de mon énergie, le ventre continuait à travailler mais pas de la même façon. Oui c’est une chose que l’on peut développer, la différence morphologique entre l’homme et la femme. Parce que des hommes peuvent donner 6 shiatsu ou plus par jour, pour une femme c’est plus difficile. Moi j’ai travaillé pendant 1 an et demi aux thermes du Royal Monceau, un hôtel 5 étoiles. Et j’ai donné ma démission car je pouvais avoir jusqu’à 9 personnes par jour !! Et là je me suis dit que si je continuais à ce rythme j’allais m’épuiser et devoir arrêter le shiatsu.
ADN : 9 personnes par jour c’est hors norme en France mais au Japon c’est dans certains centres plutôt commun en fait. En revanche, j'ai rarement vu de femmes masseuses dans les centres shiatsu au Japon. Les seules femmes praticiennes que je connaisse exercent toutes en libéral. Ce que vous dites me fait penser que j’ai toujours reçu des shiatsu par des hommes au Japon, à part une fois.
DC : Oui, le shiatsu était un métier d’homme. Quand j’étais chez Masunaga, les praticiens étaient majoritairement des hommes, il y avait 3 femmes. Quand j’y suis retourné en 2001, 2 de ces 3 femmes étaient encore là et enseignaient au Iokai. Parmi les praticiens, il y avait plus de femmes, cela a évolué. Mais au départ c’est un métier d’homme au Japon. Par contre chez nous, c’est un maximum de femmes qui s’y intéressent.
ADN : Et bien quel parcours… Un grand merci Danielle pour ce partage qui va, j’en suis sûr, passionner nos lecteurs
DC : Merci Antoine
Mini Portrait Chinois de Danielle Chevillon
Votre principal défaut ?
Quand j’ai quelque chose en tête, j’ai du mal à faire des concessions
Votre occupation préférée ?
La danse (tango argentin entre autre, les 5 éléments…)
Votre livre de chevet ?
Le 2ème tome « Mille femmes blanches » de Jim Fergus en ce moment et toujours à proximité un livre de poésie de François Cheng qui fut l’un de mes professeurs dans mon cursus universitaire en chinois.
Votre film préféré ?
J’adore le cinéma d’une manière générale, le cinéma américain indépendant, Jim Jarmush, le cinéma français et japonais bien sûr… ce qui me vient comme film, Madison Road par exemple…avec Merryl Streep et Clint Eastwood, Je suis très romantique !!!
Votre jour de la semaine ?
Vendredi
Votre devise ?
Labeur, labeur, labeur, patience, persévérance…et la Passion bien sûr !
L’association Zen Shiatsu Ayame :
http://www.zenshiatsu-ayame.com/
Livre :
Le Zen Shiatsu Et les Mouvements Intérieurs du Corps
Danielle Iwahara Chevillon - Guy Trédaniel Editeur
A voir le kata par Danielle Chevillon - le dossier photos de l'authentique Zen Shiatsu
Eiji Mino Sensei disciple de Masunaga Shizuto à Buenos Aires en 2013
Takahama Sensei disciple de Masunaga Shizuto au Iokai à Tokyo en en 2001
Affiche distribuée dans les boutiques macrobiotiques à Paris en 1980
Danielle en formation au Iokai à Tokyo avec Masunaga Shizuto en 1979
Stage au Japon
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